LA FONDATION DE MORGES ILLUSTRÉE PAR CELLE DE ROLLE
L’historien de l’architecture, Paul Bissegger a eu l’amabilité de rédiger un article pour notre bulletin. Nous le remercions vivement.

Sceau équestre de Louis I de Savoie, fondateur de Morges
Implanter et construire de toutes pièces un château-fort et une ville neuve sur un terrain qui ne vous appartient pas ne va pas de soi, même à la fin du XIIIe siècle !
Après la mort du vieux comte Philippe de Savoie en 1285, c’est pourtant le coup de force qu’ose à Morges son jeune neveu Louis de Savoie. En compétition avec son frère aîné qui devient comte sous le nom d’Amédée V, le jeune Louis, pétri d’ambition, ne lâche pas prise. D’habiles manœuvres auprès de l’empereur Rodolphe de Habsbourg lui permettent d’obtenir la suzeraineté sur un territoire que l’on a appelé la baronnie de Vaud, délimitée par les cours de l’Aubonne et de la Veveyse. Ce pouvoir territorial est accompagné de droits lucratifs : battre monnaie et prélever une taxe sur les marchandises en transit. Toutefois, particulièrement dans le secteur où coule la Morges, d’autres intérêts sont en jeu. De vastes surfaces agricoles (vignes, champs, prés et bois) produisent des revenus qui profitent notamment à l’évêque de Lausanne, au couvent de Romainmôtier, au seigneur de Vufflens et à celui de Cossonay. Ces lésés ne vont donc pas se laisser faire ! Aussi, l’intrusion de Louis suscite-t-elle une guerre d’escarmouches avec les troupes de l’évêque, un procès avec le seigneur de Vufflens, tandis que celui de Cossonay se venge en s’emparant d’Echichens. L’affaire est sérieuse, mais le rapport de force inégal. En définitive, on le sait, la raison du plus fort est toujours la meilleure…
Si l’on ne connaît pas les modalités pratiques de l’implantation de la ville de Morges, on est en revanche très bien renseigné sur celles qui ont accompagné la naissance de Rolle, autre ville fondée en 1319 par Amédée V de Savoie à proximité d’un château un peu plus ancien. Un compte providentiellement conservé énumère dans le détail toutes les dépenses liées à cet établissement, et il y a fort à parier que les choses se sont passées de la même manière pour Morges, située au bord du même lac qui rend les transports si faciles. Dans ce monde féodal très hiérarchisé, la fondation d’une ville est précédée d’un intense travail diplomatique pour s’assurer quelques protections supérieures, puis l’action se déroule en deux volets. L’un, logistique, avec la préparation et la mise en place d’une enceinte préfabriquée afin de circonscrire rapidement le terrain sur lequel doit s’étendre la future agglomération (env. 500 x 250m), l’autre militaire, avec une colonne expéditionnaire pour détourner l’attention pendant l’occupation active du territoire.

La ville de Rolle en 1840
À Rolle, le volet technique et logistique est dirigé par Jacques Perrin de Bondellis, un familier du comte de Savoie, qui quitte Rivoli en Piémont pour s’installer tout exprès à Evian. On commence en 1318 par l’élaboration d’une fortification provisoire en bois, sous forme d’éléments démontables. L’enceinte prévue, s’ouvrant à chaque extrémité d’une porte, sera rythmée de structures verticales en charpente qui constituent alternativement des tours et des « échiffes » (échauguettes). Des achats massifs de bois sont entrepris tout autour du Léman et une flottille privée louée pour l’occasion (15 barques manœuvrées par 135 marins) transporte ces matériaux jusqu’à Evian, où les bois sont façonnés par une équipe dirigée par deux charpentiers venus de Romont. L’énumération précise des pièces de charpente, de différentes longueurs, atteste l’existence de plans précis pour la construction de 12 tours et 10 échiffes. Seize embarcations amènent ces poutres à Rolle, tandis que12 autres barques livrent 22’000 tavillons et 1100 pieux de sapin longs de 7 m. Par ailleurs, dans les bois de Ripaille, sur la côte savoyarde, une troupe de 188 bûcherons abat 160 chênes dont le bois servira à construire les chevalets qui soutiennent le chemin de ronde. 75 voyages de chars véhiculent ces troncs jusqu’à la rive du lac, puis ils sont pris en charge par 34 bateaux. Enfin les forêts de la rive savoyarde fournissent quantité de branchages pour la fabrication de plus de 1200 claies (300 grandes et 948 plus petites). Ces panneaux préfabriqués serviront à construire la palissade provisoire. On imagine l’armada nécessaire à ces volumineux transports.
Enfin, dans la semaine du vendredi 5 au 12 janvier 1319, une armée de tâcherons élève en toute hâte ces fortifications provisoires qui se développent à Rolle sur une longueur de 750 m environ. Douze grosses tours en charpente culminent à 9 m, tandis que les échauguettes, moins hautes, atteignent 5,60 m. La palissade, quant à elle, haute de 5,80 m, est faite de 300 grandes claies établies sur deux rangées superposées, elles même surmontées de 900 autres, plus petites, disposées sur 3 rangs. Un chemin de ronde défend l’ensemble et près de 80 terrassiers commencent immédiatement à creuser un fossé.
Pendant ce temps, afin de provoquer une diversion tactique, une armée conduite par Edouard, le fils d’Amédée V, traverse l’arrière-pays de La Côte et marche sur Lausanne. Ce corps expéditionnaire bigarré, renforcé de contingents venus de Savoie et de Bresse, comprend 95 chevaliers et leurs assistants en grand équipage avec chevaux caparaçonnés, boucliers armoriés, lances et bannières, tandis que 1524 soldats, arbalétriers et fantassins, constituent le gros de la troupe. Bien entendu, tout ce monde vit « sur l’habitant », au risque de provoquer pillages et incendies.
Mais l’affaire est rapidement conclue à Rolle, ce « fait accompli » étant essentiellement symbolique. Bientôt, la ville en construction n’aura plus besoin de ces défenses, et après une année déjà ces structures provisoires sont en partie démontées pour être réutilisées à Yvoire. Rolle n’aura plus jamais d’enceinte par la suite, au contraire de Morges, dotée d’un rempart en maçonnerie, épais de plus d’un mètre à la base, dont des vestiges subsistent encore dans certaines façades arrière.
Ce parallélisme entre la fondation de Morges et celle de Rolle souligne le fait qu’une enceinte ne suffit pas à faire une ville. Encore faut-il la remplir d’habitants pour qu’elle soit prospère, produise des impôts et taxes diverses pour le seigneur fondateur, enfin qu’elle fournisse une garnison au château ! Cette étape cruciale est franchie en offrant gratuitement ou à bas prix une parcelle constructible (un « cheseau ») aux personnes qui veulent bien venir s’établir en ville, tout en leur garantissant une certaine liberté. La ville bénéficie en effet de « franchises », qui permettent aux bourgeois de s’autoadministrer, de tenir un marché, d’être jugés par leurs pairs. À une époque où les campagnards appartenaient encore corps et bien à leur seigneur, ces avantages urbains étaient loin d’être négligeables. Il suffisait d’avoir vécu dans la ville durant un an et un jour sans avoir été réclamé par son seigneur pour devenir « bourgeois » bénéficiant de tous les droits.
Les nombreux avantages, à la fois pour le seigneur et les habitants, expliquent que les fondations de villes neuves se multiplient entre le XIIe et le XIVe siècle. Toutes, cependant, n’ont pas eu le même succès et certaines sont restées embryonnaires. Sur le modèle de Fribourg (1157) et de Berne (1191), la famille de Savoie crée ainsi les villes de Moudon (1207), Villeneuve de Chillon (1214), Les Clées (1250), Versoix (1258/1269), Rue (avant 1260), Yverdon (1260), La Tour de Peilz (1282), Morges (1286), Nyon (1293), Châtel-Saint-Denis (1296) et Vaulruz (1315). Rolle, dernière en date, clôt cet ensemble qui compte quelques belles réussites.
Paul Bissegger